Repenser le numérique
Nous pouvons penser ensemble des mondes numériques alternatifs en accord avec nos cultures, nos valeurs et notre humanité.
Le numérique est victime d'un dogme
Nous vivons dans une société convertie au tout-numérique. Convertie, oui, car la pratique du numérique revêt tous les attributs du dogme, plutôt que ceux d’une « révolution ».
Le dogme d’un monde toujours plus connecté, toujours plus numérisé, toujours plus quantifié, toujours plus automatisé, toujours plus optimisé. Le dogme d’un monde où la nouveauté, parent pauvre du progrès, est considérée comme une qualité incontestable et systématiquement recherchée. Le dogme d’une vie faite uniquement de problèmes à résoudre par le développement technique. Le dogme qui fait de l’Homme un individu cantonné à (se) vendre et consommer sur les plateformes. Le dogme d’une vie toujours projetée dans le futur et d’un présent vécu par opportunisme. Le dogme qui érige en exemple les entreprises mondiales et oligopolistiques capables de maintenir captifs dans leurs réseaux la majorité connectée de l’humanité. Le dogme du contournement des lois et de sa légitimation par la simple justification que « cela plaît aux consommateurs ».
Au nom de l'information, de l'efficacité et de l'entrepreneuriat. Amen.
Quelques penseurs repris par le dogme numérique.

Milton Friedman

Joseph Schumpeter

F.J. Turner

Ayn Rand

Norbert Wiener

Herbert Spencer
Un dogme structuré et conquérant
Relayé par ses auto-proclamés tech-évangélistes, ce dogme nous est présenté à tous comme le nécessaire et incontestable sens de l'histoire. Un dogme avec ses commandements, annônés sans bien savoir pourquoi, par les néo-séminaristes ayant gagné leur place dans de prestigieux incubateurs de startups. « Il faut rendre le monde plus ouvert et connecté »,, « Résous un problème », « Croîs ou meurs » leur dit-on. La promesse ? « Changer le monde »
Pourquoi ? Pour créer un pseudo-paradis terrestre : rapidité, efficacité, performance, succès, confort et même immortalité pour les plus croyants.
Un dogme avec ses prophéties qui nous expliquent «pourquoi le logiciel dévore le monde». Un dogme avec ses prophètes, comme Google qui « vit quelque années dans le futur et nous envoie à tous des messages ». Un dogme avec ses évangiles, ses startups non pas nées dans des étables, mais dans des garages, dans le berceau de la nouvelle civilisation, la Silicon Valley.
Le "petit livre rouge'" de Facebook distribué aux employés en 2012. Une vraie petite bible à découvrir.

Nous sommes tous devenus croyants
Pleinement convertis sans en reconnaître les codes, nous voilà réduits à pratiquer et développer collectivement un dogme qui ne se présente pas. Prêts à détruire en un claquement de doigts toutes les avancées du droit social en laissant Uber et Deliveroo paupériser les franges les plus fragiles de nos villes. Prêts à sacrifier notre vie privée sur l’autel de l’apparente gratuité et de l’efficacité. Abandonnant chaque jour un peu plus notre liberté de choix aux sacro-saintes recommandations. Prêts à contraindre notre liberté d’aller et venir pour une prétendue sécurité apportée par les solutions de surveillance de masse. Désormais incapables de connaître et de profiter de nos villes, tant nous nous déplaçons comme des robots en suivant l’itinéraire le plus rapide défini par Google Maps. A deux doigts de remettre en question les fondations mutualistes de nos sociétés en proposant des assurances personnalisées et soyons en sûr, discriminatoires. Résolus à nous mettre tous au chômage en planchant sur l’automatisation du travail du voisin. S’y opposer, c’est se voir traité de "technophobe", "conservateur", "réactionnaire" ou même de "luddite”.
Un dogme synonyme de défaite collective
Aussi volontaire qu'il puisse être, aucun pays, voire continent, ne saura combler son retard technique sur les géants californiens et étouffer ses questionnements éthiques assez vite pour espérer lutter à armes égales et gagner la bataille pour le futur. Le seul Etat en mesure de le faire semble être la Chine, mais à quel prix ? Plus encore, jouer sur leur terrain de jeu n'est ce pas déjà une défaite collective ? Notre tradition philosophique, nos valeurs et le modèle de société qui nous précède et sur lequel nous nous étions accordés ne se retrouvent pas dans cette transformation numérique et se trouvent menacés dans leurs fondements. En plus d’être économique, la défaite est culturelle.
« Face à ce qui apparaît bien comme un nouveau culte […], je plaide pour une laïcisation des techniques, une séparation des croyances quasi religieuses que certains développent à propos des nouvelles technologies d'avec l'usage concret, pragmatique, que nous devrions en avoir. »
Philippe Breton Le culte de l'Internet, 2000
D'autres numériques sont possibles
Face à ce dogme conquérant et destructeur, l'heure de l'hérésie est venue. D'autres numériques sont possibles ! Retrouvons ce qui a fait la force de la culture française, de son art de vivre, de son droit, de sa philosophie et de son industrie. Créons ensemble un numérique que nous-seuls pourrions imaginer et façonner. Un numérique qui ferait notre bonheur ici, et qui pourrait s’exporter ailleurs. Un numérique qui inspirerait les autres à créer un numérique à leur propre image. Un numérique solidaire, un numérique de goût, un numérique autonomisant, un numérique sobre, un numérique pour et par des flâneurs et des romantiques.
C'est la seule voie que nous voyons. Retrouvons l'espoir, la fierté et l'imagination. Débattons, régulons, créons. Mais par la sainte technique, arrêtons donc de croire !